Baudelaire et Poe : Les poètes maudits





Baudelaire : Poe dans la peau 




Tout au long de sa vie, Baudelaire s'est inveti dans la traduction de l'oeuvre de Poe. Un siècle avant que Japrisot transpose l'attrape coeurs, sa transposition s'affirme comme une oeuvre d'art à part entière. 


     " Le whisky d'Edgar Poe, Baudelaire l'a versé tel que, sans le couper d'eau tiède. " Tel est le jugement porté par le critique Léon Lemonnier, il y a presque un siècle, sur la fameuse traduction des Tales, qui occupa Baudelaire à partir de 1847, moment où le futur poète des Fleurs du Mal tomba pour la première fois sur un texte de Poe dans le feuilleton d'un journal parisien.
Lemonnier ne rappelle pas seulement le drink préféré du poète américain, mort mystérieusement à Baltimore en 1849. Le whisky était devenu aussi l'emblème d'une écriture nouvelle, choquante et audacieuse, "extraordinaire" comme le dit Baudelaire, que les lecteurs américains et français du XIX ème siècle attribuaient à l'alcoolisme de l'auteur.

Dans la Recherche de Marcel Proust, Poe figure encore parmi les écrivains décadents, susceptibles de "souffrances" dont la grand-mère ne veut pas pour son petit-fils, le narrateur Marcel.
Mais le rayonnement métaphorique du whisky ne s'arrête pas là. N'était-ce pas une boisson appréciée par Baudelaire ? Son biographe Charles Asselineau relate que le traducteur avait l'habitude, lorsqu'il lui manquait un mot, de demander conseil à un tavernier anglais "chez lequel il allait boire le whisky et lire le Punch ".

On serait presque tenté d'imaginer Baudelaire et Poe ensemble dans cette taverne , le verre à la main. Si les deux écrivains ne se sont pas rencontrés, l'idée d'un travail ivre d'enthousiasme pour son auteur s'est perpétuée dans l'histoire littéraire jusqu'à nos jours, au sein des manuels et des biographies.
Au niveau de la traduction, la métaphore du "whisky versé tel quel" suggère une confluence des textes, une identité fondamentale qui lierait à jamais les Tales de Poe et les Histoires extraordinaires de Baudelaire. Dès leur première publication, la critique a insisté sur cette particularités des traductions baudelairiennes qui consisterait à montrer l'original dans tout son sombre éclat. Pour le dire avec Maxime Du Camp, un des ténors de la critique d'alors, Baudelaire " a su faire passer dans notre langue les invraisemblables, les effrois, les inconcevables péripéties du Conteur américain".
Armand de Pontmartin loue une traduction " vive et accidentée comme une oeuvre originale", et Edouard Thierry y trouve " ce lazzi, cette boutade, cette terreur" prétendument caractéristiques de l'original. En effet, c'est Poe lui-même qui avait formulé, dans une entrée des Marginalia, cet idéal de la traduction, qui devrait "produire sur les personnes auxquelles elle s'adresse le même effet que l'original produit sur ses lecteurs."Mais, alors que son littéralisme extrême laisserait supposer un Baudelaire obéissant à l'impératif romantique de la fidélité, le génie de ses traductions est d'un tout autre ordre : il réside dans la création de différences minimes qui font de la traduction un nouvel original.


De la lecture comme instruction judiciaire 


Selon Yves Gérard Le Dantec, qui a édité les Oeuvres en prose de Poe dans la Pleiade, en 1951, la plupart des traductions baudelairiennes étaient achevées en 1853. Elles seront réunies en cinq volumes entre 1856 et 1865.
Quels sont les tenants et aboutissants de ce travail de longue haleine ? Si la publication en feuilleton, puis en volume, a ses attraits économiques, Baudelaire n'est point, pour employer une expression balzacienne, " un pêcheur à la ligne".
Bien au contraire, c'est un traducteur très généreux qui a donné à ses lecteurs bien plus qu'ils n'attendaient. A la différence des autres traducteurs de Poe au milieu du siècle, il fait de la traduction une forme littéraire qui ne s'approprie pas mécaniquement l'original, mais permet au lecteur français de se contempler dans les miroitements du transfert interculturel. Pour ce faire, Baudelaire a coupé les textes de Poe, non pas d'eau tiède, mais d'un nouvel ingrédient de son propre cru.

C'est avec beaucoup d'attention que Baudelaire suit la diffusion des images de l'auteur américain après sa disparition en 1849. Outre les articles nécrologiques, il analyse minutieusement les portraits de Poe accompagnant les différentes éditions : " C'est un plaisir très grand et très-utile, dit-il, non sans ironie, dans sa première étude sur Poe de 1852, que de comparer les traits d'un grand homme avec ses oeuvres. " Il met surtout l'accent sur les différences entre deux portraits qu'il entend reproduire face à face dans son volume: " L'un représente Poe avec la physionomie connue du gentleman : pas de moustaches, des favoris, le col de la chemise relevé. L'autre est fait d'après une épreuve daguerrienne. Ici, il est à la française : moustaches, pas de favoris, col rabattu." En insistant sur la qualité de composition des portraits, Baudelaire fait remarquer qu'il y a différentes manières de représenter " Poe" dans le texte même, l'image du "pourtraite" ayant servi longtemps de trope privilégié pour parler de la traduction.

Tout comme les deux portraits, Les histoires extraordinaires construisent une image double de Poe. Loin d'être évidente, cette duplicité requiert, pour être détectée, un flair philologue, voire de criminaliste. Elle réside moins dans les contresens flagrants, qu'on a eu le tort de reprocher à Baudelaire, que " dans les plus petits détails " du texte, comme lui-même le laisse entendre, en 1864, dans une lettre exhortant Michel Lévy et ses typographes à une " exactitude minutieuse" dans la mise en pages de ses traductions. Le fait que la préparation des épreuves soit décrite par Baudelaire comme " un cas" laisse entrevoir ce qu'il exigera, au niveau herméneutique, de ses lecteurs : une "instruction judiciaire" visant à découvrir des différences minimes entre original et traduction. Car cette dernière se détache quasi imperceptiblement du pré-texte pour devenir une construction poétique autonome.

Poésie et traduction, un diptyque 






Baudelaire





Baudelaire est parfaitement conscient de la place qu'occupent ses traductions dans l'histoire des idées. Dans un " Avis du traducteur", publié après sa mort, il déclare aux français être "fiers et heureux d'avoir introduit dans leur mémoire un genre de beauté nouveau" - prétention qui renvoie aussi et surtout à la force créatrice de ses " traductions", qu'il conçoit comme un nouveau mode d'expression littéraire. Ce qui explique pourquoi,dans une lettre de 1859, Baudelaire se présente à Polydore Millaud, l'éditeur de La Presse, comme l' auteur des Histoires extraordinaires et que, en 1864, il se plaint à Michel Levy de la réimpression d'un de ses textes "sans nom de traducteur; avec la signature d'Edgar Poe". Toujours à Michel Lévy, un an plus tard, il ira jusqu'à affirmer : " Je ne suis pas traducteur."

Et pourtant, Baudelaire situe son projet dans la longue durée de l'histoire de la traduction littéraire. Ainsi, en tête du premier feuilleton du Pays le 25 juillet 1854, par un geste symbolique digne d'un traducteur de cour, il dédie les Histoires extraordinaires à Maria Clemm, la tante et belle-mère de Poe : " Si je me suis trompé, vous me corrigerez. Si la pression m'a fait errer, vous me redresserez. " Ce sont les termes de Jacques Amyot, dédiant sa traduction de Plutarque et de ses Vies Parallèles à Charles IX. 
Quelle peut être leur validité à l'époque bourgeoise ? Il est possible que Baudelaire ait d'abord envisagé de dédier ses traductions à Sainte Beuve. En 1857, il lui envoie les Nouvelles histoires extraordinaires dans l'espoir d'obtenir un compte rendu : " Au très cher/ maitre et ami Sainte Beuve/ Souvenirs/ Ch Baudelaire. " 
N'est-ce pas une allusion à l'épigraphe des Fleurs du Mal, dédié la même année au " très cher et très vénéré/ maitre et ami Théphile Gautier ? L'envoi à Sainte Beuve montre l'importance que Baudelaire attribue à ses traductions, conçues pour former un diptyque avec sa poésie. Mais le critique refuse de fournir l'article sollicité prétextant des " saignées hebdomadaires fréquentes dont j'ai encore une couple de palettes commandées. " 

En 1856, Baudelaire remplace l'épitre par une épigraphe accompagnée de la transcription du sonnet " To my mother." Le traducteur s'inscrit ainsi dans la généalogie familiale et devient lui-même "poète. " 

Afin de mieux éclairer le projet baudelairien, arrêtons-nous à "Murder in the Rue Morgue" qui est aussi le premier roman à énigme de l'histoire de la littérature policière. La police découvre deux cadavres défigurés dans une maison saccagée, sans aucune trace du coupable. L'énigme de la chambre close attire Dupin, un notable dépossédé de ses biens qui dispose d'un rare talent analytique. En reconstruisant scrupuleusement les faits, Dupin dévoile le mystère ( attention spoiler ) : un orang-outan a commis le crime. Son propriétaire, un marin revenu récemment des Indes, aurait tenté en vain de retenir l'animal. 
Seulement voilà, l'espèce de singe en question est décrite par Cuvier, sur lequel s'appuie Dupin, comme un animal " doux, affectueux" qui éprouve un " besoin naturel de vivre en société." Le lecteur peut-il croire la version du marin ? Au niveau figuré du texte, l'incrimination de l'orang-outan, poussé au crime par son propriétaire exemplifie une stratégie rhétorique courante de l'homme à nier sa propre brutalité en la projetant sur l'animal. 
L'histoire du singe prouve à la fin le talent  créateur de Dupin, qui invente un alibi pour disculper le marin.C'est un alibi qui, en tant qu'élément narratif, reste invraisemblable. Aussi, le lecteur ne voit jamais de ses propres yeux l'animal. Dans la terminologie de Coleridge, qui sous-entend le prologue du conte, l'invention d'une bête sanguinaire n'atteint pas les hauteurs de l'imagination mais doit être attribuée aux efforts prévisibles de la fancy, qui est une faculté intérieure. 
C'est dans ce traitement novateur du mal que Baudelaire a reconnu l'importance des Tales de Poe pour la littérature et pour la civilisation. 
Dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe de 1857, il élève symboliquement l'auteur américain au panthéon des grands hommes. S'il qualifie Poe de " grand homme", ce n'est toutefois pas pour glorifier, conformément à la pensée des Lumières, sa croyance en la perfectibilité humaine. La grandeur de Poe, bien au contraire, serait due au fait qu'il a imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l'homme." Voilà une déclaration qui fait polémique, mais en 1861, dans Reflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Baudelaire souligne une nouvelle fois que Poe " a projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout coeur humain." Le mérite de Poe résiderait donc moins dans la représentation transparente du mal que dans la prise en compte de sa fondamentale non responsabilité. Ces " rayons éblouissants" qui mènent ( comme les nuages de fumée entourant l'Ennui, dans le premier poème des Fleurs du Mal ) aux limites de l'invisible et de l'inconnu, Baudelaire les transforme, dans ses traductions, en une luminosité autre. 




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